"Me tenant comme je suis, un pied dans un pays et l'autre en un autre, je trouve ma condition très heureuse, en ce qu'elle est libre." - R. Descartes

jeudi 23 juin 2011

Rencontres

Premier Tableau
Nous sommes trois Européens, nous nous sommes rencontrés par hasard, au fil du voyage, et nous sommes sur la côte Caraïbe. Mercedes, nous l'appellerons ainsi (Bosch c'était peut-être un peu trop connoté), est allemande, la trentaine avancée, elle est l'image parfaite du féminisme vieillissant, elle s'est réfugiée dans des systèmes de pensée alternatifs tels que l'astrologie, peut-être pour combler les failles de son existence, son célibat, sujet visiblement hautement tabou, comme celui de son âge qu'elle ne révèlera jamais. Elle voyage beaucoup, elle dit avoir "visité le monde entier".
Milka (ouais bon en vrai il s'appelle autrement vous l'aurez compris) vient de Suisse Allemande. Il voyage depuis cinq mois, avait pour projet de faire un tour d'Amérique du Sud, a atterri en janvier en Argentine et compte repartir pour l'Europe dans cinq semaines, de Mexico.

ensemble nous discutons en espagnol, ça ne s'invente pas, mais je trouve cela très agréable.

Je serais bien incapable de me souvenir pourquoi ou comment nous en étions venus à parler immigration. C'est ainsi que Milka nous parla de ses origines maternelles italiennes, ses vacances annuelles en Italie chez sa grand-mère, les pastas le soleil et la sauce tomate. C'est ainsi également que Mercedes nous expliqua l'échec de l'intégration turque en Allemagne, un constat qui tenait sa source selon elle en l'absence de volonté de s'intégrer des Turcs, malgré les nombreuses initiatives allemandes. Milka, plus optimiste, nuança ces propos en évoquant l'exemple des footballeurs d'origine turque qui acceptaient de plus en plus nombreux de jouer sous les couleurs allemandes.
N'étant moi-même ni au fait du football allemand, ni de l'état des lieux de l'immigration/intégration turque, je m'abstins de tout commentaire ou jugement hâtif.

Plus tard dans la soirée, je me renseignai sur ladite immigration, sur la politique d'immigration allemande, ou plutôt son absence jusque la coalition de 1998, sur l'absence de contraintes linguistiques sur les migrants, qui devaient selon le plan "rentrer chez eux". En en parlant au petit-déjeuner à Mercedes, elle me proposa de croire son vécu à elle, qui vivait en Allemagne, ou les choses que j'avais lue. Je restai perplexe et préférai battre en retraite et clore le débat d'un "tienes toda la razón". Le destin était scellé, je ne devais plus jamais passer à travers l'enveloppe de sa personnalité, à jamais rigide pour moi. Mais nous devions aller à la plage ensemble, puis à Cartagena le lendemain, alors je me vêtis de mon plus aimable sourire, elle en fit de même, et nous partîmes en groupe soudé, une vraie Union Européenne en somme. La Suisse, sans surprise, resta neutre durant l'altercation belgo-allemande.


Deuxième Tableau
Nous sommes à la plage, nous avons négocié "una carpa", sorte de grand parasol, et des chaises longues, et nous entendons bien nous relaxer. Sur la belle plage de sable blanc se suit une série de ces parasols, à vrai dire ce sont plutôt des abris montés sur quatre piquets, que les locaux louent à la journée aux vacanciers, Colombiens ou non, désireux de ne pas passer tout de suite par la case cancer de la peau. Nos voisins de carpa sont Colombiens, plusieurs couples et un bébé. Ils semblent en vacances, plaisantent entre eux et n'hésitent pas à acheter de tout ce que les nombreux vendeurs ambulants proposent. Un bracelet, un ceviche de crevettes, vingt minutes de massage.
C'est Milka qui engage le premier la conversation avec nos voisins. Il a appris l'espagnol durant un cours de quelques semaines à Buenos Aires au début de son voyage et pour lui toute occasion de pratiquer et de connaître des locaux est bonne. Je m'introduis peu à peu dans la conversation, en posant tout d'abord quelques questions timides. C'est que nos voisins sont militaires, et je n'ai jamais eu l'occasion d'avoir une conversation informelle avec des militaires colombiens.
- Et vous voyagez beaucoup ?
- Oui, on travaille par missions avec des objectifs de quatre à six mois environs. En fait jusqu'à ce qu'on neutralise.

On n'ose pas trop demander ce qu'il s'agit de neutraliser, on change de sujet. Ils nous expliquent qu'ils ont un mois de vacances tous les six mois, et qu'autrement ils travaillent vingt-quatre heures sur vingt-quatre sept jours sur sept, qu'ils sont envoyés partout en Colombie et pour cela doivent être capables de travailler dans n'importe quelles conditions climatiques. Ils sont fiers de nous annoncer sans équivoque être l'unique armée qui travaille toute l'année, rapport aux guérilleros. Je m'avance à rappeler le cas de l'armée israélienne. Ils acquiescent et mentionnent le fait que certains militaires colombiens sont même envoyés au Moyen-Orient, que c'est un privilège réservé aux meilleurs. J'ai du mal à cacher mon embarras et demande instinctivement si c'est un privilège d'aller tuer du Palestinien. Ils expliquent qu'ils ne vont pas là-bas avec l'armée israélienne mais plutôt pour assurer la paix sur place. Casques bleus ? Je n'en demande pas plus.
Ils parlent à présent de jungle, d'animaux qu'ils y ont vus, de paresseux, et l'un d'eux brandit son téléphone portable (touchpad) et la série de photos de lui et du paresseux dans la jungle. On dirait son bébé, dormant avec lui dans un hamac vert kaki, se baladant sur son épaule. C'est un bébé paresseux dont la mère est morte lors de l'envoi bimensuel des vivres. L'hélicoptère qui faisait le ravitaillement a rasé un arbre qui s'est brisé, et la maman paresseux était perchée dans cet arbre au moment où il s'est fracassé au sol. C'est donc naturellement que le militaire, nous l'appellerons Carlos, a pris sous son aile le bébé, durant les deux mois qu'il a passés dans cette jungle, le nourrissant et le protégeant des prédateurs nombreux. Au milieu des photos il y a celle d'un de leurs camarades, juste après s'être fait amputer la moitié de la jambe gauche, qu'il a perdue à cause d'une mine antipersonnel. Les mines. C'est le principal outil de guerre des FARCs. Ils les disséminent dans la jungle et Carlos et ses collègues moins chanceux risquent leurs membres voire leur vie en franchissant les "terres des guérilleros". Mais la paie est relativement bonne, ils assurent un avenir à leurs enfants. Et c'est une vocation, militaire. Sauf que les Droits de l'Homme ont rendu la tâche plus ardue.
Perplexes, nous demandons des détails.
"Ben les droits de l'homme se rigidifient chaque fois un peu plus, et maintenant par exemple on ne peut plus ouvrir le feu sur eux. Mais s'ils commencent à tirer, on le fera "con mucho gusto"."

Il y a une sorte de haine qui illumine son regard. Carlos ne comprend pas toujours pourquoi l'Etat a mis en place des plans de réhabilitation pour les FARCs, qui pour lui sont vicié, parfois depuis leur enfance, et sont responsables de la mort de certains de ses proches amis. Il nous rappelle qu'il vit littéralement avec ses collègues.

L'ami de Carlos qui discute lui aussi avec nous est "puntero", éclaireur. Il a échappé à six mines, est svelte et a le regard très intelligent. Il a l'air optimiste. Pendant que Carlos montre des scènes de guerre filmées avec son téléphone dans la jungle, l'éclaireur essaie d'engager la conversation avec Mercedes, restée à part jusque là. Il croit bon lui demander si nous sommes mère et fille. Dans ma tête je pense instinctivement à l'épisode où une collègue m'avait demandé si j'avais des enfants, à peine une semaine après mon arrivée à Bogota, il y a de cela près d'un an et demi, et bien sûr je me souviens à quel point j'en avais été scandalisée et blessée... Si la vexation avait un visage, ce serait celui de Mercedes au moment de cet affront. Elle a eu une seconde d'incrédulité puis elle s'est mortifiée, a fait une tête de chat vexé (vous avez déjà vu un chat vexé ?) a enfilé ses lunettes solaires et a décidé de bouder. De mon côté j'ai essayé de la jouer diplomate en expliquant à notre nouveau camarade que dans la culture européenne la question qu'il avait posée pouvait être insultante parce que les femmes ont leur premier enfant en moyenne vers 30 ans, et que s'il faisait le calcul il verrait quel âge il suggérait que notre amie Mercedes avait. Il a pas tout compris, a expliqué que lui même avait une fille de presque 10 ans (il avait l'air d'avoir 27 ans) et qu'en Colombie c'était courant d'avoir des enfants plutôt jeune, ce que j'avais déjà compris, mais qu'il était bon de rappeler pour notre interlocutrice allemande qui, si elle avait perdu la parole, ne perdit, j'en jurerais, pas une miette du reste de notre conversation.
D'ailleurs nous ne réussîmes jamais à reprendre une conversation consistante, car il y avait une tension palpable dans l'air. Nous nous séparâmes au moment de rentrer. Mercedes resta très silencieuse.

Le lendemain matin, jour de notre départ pour Cartagena, elle se leva de bonne heure, se prépara et nous dit qu'elle allait voir les dauphins.
"- Mais tu reviens à temps pour partir en bus avec nous ?
- Ah non. Bonne fin de voyage."

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