Je ne sais pas si vous connaissez le genre de dictature qui a été imposée en Tunisie ces vingt dernières années. Je pense que les média ont dû insister sur la corruption, la mafia, les trafics divers. Alors je vais vous parler des moyens de fond pour garantir une population béni-oui-oui.
Un jour un ami marocain m'a avoué sourire aux lèvres que la première fois qu'il avait vu la chaîne de télé tunisienne il avait été épaté. Bien sûr moi j'étais sceptique (cf. supra). Il a alors développé : "ben la chaîne s'appelle Tunis 7 alors moi j'ai cru que la Tunisie avait non pas un ou deux mais SEPT canaux télévisés, forcément j'étais impressionné".
Alors j'ai ri. Jaune, il va sans dire.
Tunis 7 a été très longtemps l'unique chaîne nationale tunisienne (je passe sous silence le pourquoi du nom de la chaîne, au mieux tout le monde s'en fout). Quels programmes y passe-t-on ? Dessins animés la matinée, feuilletons étrangers le midi après les infos nationales, jeux en fin d'après-midi et films ou feuilletons après le JT du soir. Une chaîne banale. Sauf que c'est la seule. Il n'y a accès aucune autre source d'informations télévisée si l'on n'a pas les moyens de se payer la télé par satellite et que l'on ne parle pas italien (France 2 ayant été coupé des ondes dans les années 90). A la radio, c'est pareil, sauf qu'en plus il y a le Douktour Hakim, ce présentateur qui chaque jour vient faire l'éloge pour la santé d'un des produits locaux tunisiens qui peine sur le marché de l'exportation, du type : Mangez des sardines ! Et vous savez ce qu'elle en pense ma grand-mère ? "Mange des sardines, ils l'ont dit à la radio".
Tout ou presque est sujet à ce genre de messages à peine subliminaux. Le tourisme ne décolle pas cette année ? qu'à cela ne tienne, voici qu'éclôt un nouveau spot promouvant le tourisme interne plein d'enfants tout sourires et de parents pub dentifrice. Si une production locale risque la pénurie, pas de panique, Douktour Hakim vous garantira à la radio que son abus est mauvais pour la santé, quand il ne vous parlera pas du nouveau germe infectieux trouvé dans certaines espèces... Et ma grand-mère dans tout ça ? Elle gobe tout, sauf les produits contaminés par Docteur le Sage (pour la VF).
Et puis il y a l'école. À l'école on apprend à compter, à lire, à savoir placer la France sur une carte. Mais non, définitivement non, à l'école tunisienne on n'apprend pas (encore) à penser. Aucune étude de documents historiques, aucun cheminement de l'esprit critique, aucun commentaire de texte au vrai sens du terme, et en philosophie la recette gagnante est de sortir un maximum de pensées de philosophes, mais gare à celui qui donne son avis, il sera gratifié d'une sale note et d'une remarque lui faisant part qu'il ferait mieux d'arrêter de jouer les philosophes et apprendre son cours à la place.
Ce n'est d'ailleurs pas un secret : il était monnaie courante de rencontrer au Lycée Français des enfants de ministres, voire la fille du président, qui nous a été offerte en pâture avec ses six gardes du corps à partir de 2002 si mes souvenirs sont bons. Bonjour la confiance en la qualité de l'enseignement national de la part du gouvernement lui-même...
Alors tout d'abord il faut féliciter tous ces autodidactes, qui ont appris à penser par eux-mêmes comme des grands. Mais loin s'en faut pour que tous mes compatriotes suivent la même voie.
En attendant, les témoignages sur Facebook et ailleurs fleurissent, et les gens les partagent, comme s'ils étaient parole d'Évangile (c'est une image. Ouais en fait pour ce que j'en pense ça compte aussi au sens propre). On a eu droit à tout, du bon, du constructif, de l'instructif, et du franchement médiocre voire de la propagande à peine dissimulée. Dans le désordre, on a eu droit aux médecins présents à la Kasbah, aux journalistes suivant les manifestations, aux manifestants se faisant taper par ce qu'ils pensent être des policiers, aux prétendus policiers qui fourrent des sachets de came dans des sacs de médicaments avant d'avertir les journalistes. Et puis il y a eu cette dame qui dit s'être fait attaquer lors d'une marche (la marche des femmes pour la citoyenneté et l’égalité) par ce qu'elle croit être un groupe religieux extrémiste (mené par un barbu) et s'être fait sauver par ce qu'elle croit être des policiers en civil.
Alors franchement j'en arrive à des pointes d'exaspération. On ne peut plus parler de témoignage quand on interprète la moitié des événements qu'on a vécu il y a deux heures. Si un gars barbu m'attaque, même s'il crie Allah Akbar au moment de l'assaut, rien ne prouve qu'il est islamiste, ni musulman d'ailleurs. De même, si c'est un gars en uniforme de policier sortant d'une voiture de police qui me tabasse, eh bien il n'est pas nécessairement policier ou même s'il l'est, n'est pas nécessairement mandaté pour m'attaquer. Vous imaginez la manipulation qu'on pourrait orchestrer si c'était si facile. Err wait a minute...
En vrai pour confirmer l'identité de quelqu'un ou son appartenance à un groupe, que ce soit un flic ou un islamiste, on attend que le groupe revendique le truc, ou bien on mène une enquête. Ce sont les règles de base. Ou sinon on dit des choses vagues dans le vide, on interprète, et on risque de propager des idées fausses qui profitent à des entités manipulatrices qui ont un intérêt évident ou caché dans l'histoire. Omar m'a tuer, cqfd.