"Me tenant comme je suis, un pied dans un pays et l'autre en un autre, je trouve ma condition très heureuse, en ce qu'elle est libre." - R. Descartes

mardi 6 avril 2010

24h Chrono

Hier (et aujourd'hui) j'ai passé ma première nuit blanche sur un puits, et peut- être pas la dernière...

Debout à 5h, réveillés par une émissaire du company man pour la première réunion de travail du jour, mon coéquipier et moi y avons tout suite vu un mauvais pressentiment pour la nuit à venir. La matinée et l'après-midi se sont passées relativement vite, à réaliser la première partie de la complétion du puits, avec trois collègues d'un autre segment. Sauf que vers 18h, alors qu'ils commençaient à remballer leur matériel, nous on commençait à préparer la suite des événements : introduire dans le puits nos autres packers puis un demi millier de tuyaux pour arriver jusqu'à la surface, un vrai régal !
On les introduit pas à la main, faut pas exagérer, il y a des machines avec des mécanismes qui hissent le matériel d'en bas puis le suspendent verticalement avant de pouvoir le connecter au matériel déjà dans le puits.
Début des opérations à 21h, et fin de la partie où l'on était indispensable (pour donner l'ordre des tubes) à 5h30, pile à l'heure pour prendre un petit déj et dodo.
Entre ces deux instants, un nuage de souvenirs bien obscur à présent. Il a plu, il a fait chaud et humide, puis il a plu à nouveau. J'ai passé le plus clair de ce temps à attendre, en discutant avec des opérateurs, et répétant que la Colombie me plaît beaucoup, que la nourriture aussi, que je viens de Tunisie, qu'on y parle arabe et qu'on y paie en dinar. Récit de ma soirée, à la lumière de mon horloge interne (j'ai pas de montre) et de mon regard...

21h : début de la réunion de travail pour la nuit à venir. Elle a lieu sur la plateforme, soit une quinzaine de mètres au-dessus du sol, avec pour seul accès un escalier de métal en plein air. Je peux le faire.

21h18 : j'ai pu le faire, je suis maintenant au sommet, la réunion ne m'a pas attendue.

21h19 : pendant que la réunion se passe, en espagnol, je me fais attaquer par une bête sauvage, je me secoue. Les gens me regardent bizarre car je lutte en fait contre un papillon (de la taille d'un canari quand même) tout moche qui veut que je l'adopte.

21h35 : fin de la réunion, on sort du local frais et climatisé et on se fait tous adopter par une colonie de papillons géants attirés par les projos de la plateforme. Je me dis que la nuit va être longue, tout en gigotant sporadiquement les membres de mon corps. J'ai une pensée émue pour toutes les victimes du syndrome de Gilles de la Tourette.

22h40 : les deux premiers tuyaux ont été connectés par une étrange machine qui me fait penser à mon enfance et aux cours de SI où l'on devait vectoriser des torseurs.

23h52 : le tuyaux 3 est assemblé, je crois que les gars ont trouvé leur rythme, on est bons là. Je décide de descendre indiquer l'ordre des tuyaux suivants aux 3 opérateurs en bas, pour fuir les papillons géants et incroyablement moches (ils ont une peau de caméléon entre vert caca et jaune pipi) et descendre de cette plateforme où à chaque pas que je fais je vois une nouvelle façon de mourir ici. Le sol est mouillé par les averses discontinues, l'air est humide, la nuit est noire et aucune étoile n'arrive à transpercer les nuages et braver les projos allumés nuit et jour.

00h04 : ah qu'il est bon d'être au sol.

00h38 : pendant que la 5e connexion se fait là-haut, nous conversons, mes nouveaux amis opérateurs et moi, de la Colombie, de la Tunisie, du dinar et du couscous.

02h46 : assise sur un matelas de tuyaux, je faiblis et fais une sieste de 3 micro secondes. La première d'une longue série. Pour être forte, je marche. Il fait frais à présent, mais toujours pas d'étoile.

03h25 : les tuyaux s'enchaînent plus vite, je me sens un peu utile en prévoyant pour mon coéquipier, resté là-haut, les tuyaux suivants. Je repense, émue, au fait qu'il y a moins d'un mois pour moi tous les tubes cylindriques étaient les mêmes, quelle naïveté !

04h13 : le dernier tuyaux différencié est hissé du sol d'où ma présence a perdu toute utilité, il faut remonter sur la plateforme. En début de soirée j'avais de l'appréhension ; maintenant j'ai carrément les jetons. Je m'aggripe comme je peux, respire et monte en veillant à ne pas me faire surprendre par un papillon géant.

04h25 : Le Moulon avait ses moustiques radioactifs, victimes des travaux conjugués du CEA, du synchrotron et de la chaire de méchatronique du 5e étage de Supélec. Eh bien Yopal a aussi ses papillons mutants, pensé-je en regardant le miracle des machines ingénieurs vissant deux tuyaux ensemble.

04h31 : dissimulée loin de la lumière pour me protéger de ces aberrations de la nature, je m'appuie contre un mur histoire d'aider un peu en soutenant la plateforme.

04h31 + 2 micro secondes : wouah je me réveille grâce à cette sensation incroyable de jambes molles, tête lourde et cerveau engourdi. J'ai l'impression d'avoir failli tomber dans un abîme et d'être complètement droguée. Soyons forte : dès que la dernière pièce sera dans le puits je pourrai aller me coucher.

04h41 : mes micro-sommeils sont comme des contractions chez une femme enceinte, leur fréquence augmente peu à peu. Je pousse l'analogie en me demandant sur quoi ils pourraient déboucher pendant que 4 papillons dorment sur mon coverall. Je ne fais plus qu'un avec la nature.

04h53 : il faut que je descende chercher des outils de mesure. Au moins ça me fera marcher.. Mes jambes sont lourdes, l'escalier est haut.. Papillon de lumière, je t'aime. Peut-être que si suffisamment de papillons s'accrochent à moi ils pourront me faire voler ?

05h01 : mon coéquipier vient me demander si ça va et me conseille d'aller dormir. Qu'est-ce qu'elle a ma gueule ? Je me demande si ça se voit quand je fais des micro-sommeils. Je me demande si ce sont toujours des micro-sommeils. Je me demande si c'est normal d'en avoir même en étant debout, appuyée à rien du tout. Je me demande si tomber du haut de ces 4 étages me réveillerait le cas échéant. Je me demande à quelle vitesse je réfléchis et aimerais bien pouvoir le mesurer. Je me demande pourquoi on a toujours l'air de réfléchir plus intensément et à des sujets plus profonds sous la fatigue. Peut-être qu'il vaudrait mieux que je me couche...

05h17 : dans ma chambre, prête à me laver, je découvre un papillon géant dans la douche. Lutte à mains nues. Je le tue à coups de jets d'eau chaude dans la tronche et prends ma douche en tongs sur sa dépouille. Je savais que la journée finirait par une mort...

05h30 : passage obligé par la cantine, qui ouvre à peine. Il fait bientôt jour mais trop de nuages pour prendre de jolies photos du lever du soleil. Et puis la flemme.

05h40 : ça fait plus de 24h que je suis debout. Je m'allonge et ferme les yeux et plus rien n'existe autour de moi. OUF !

2 commentaires:

  1. Sinon cela t'arrive de dormir là-bas quand même ? :)

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  2. oui, je te rassure on a droit à 20 minutes de sommeil par jour :p alors ma stratégie c'est de cumuler plusieurs jours histoire de faire une vraie sieste de 2h ;)
    (là j'en suis à 147h sans sommeil, mais sinon ça va)

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