Ça y est, j'ai passé le cap des six mois en tant que
field engineer ! Et pourtant je suis ici à me la couler douce à Tunis, qui l'eût cru...
La semaine prochaine je repars pour le Nouveau Monde commencer l'acte II de cette aventure. Mais avant faisons le bilan de cette première partie.
Je pense pouvoir affirmer que je n'ai pas eu le temps de m'ennuyer ces six premiers mois. Il m'est arrivé de me sentir seule, davantage du fait d'un décalage horaire vraiment pas pratique que du fait humain puisque je vis en colocation et travaille en équipe. Esseulée serait peut-être le terme qui convient pour décrire cet état que j'ai connu parfois, où l'on sent que personne ne nous donne signe de vie, que l'on vit dans une autre dimension et que l'on n'en sortira peut-être plus jamais, en tous cas on ne sait ni quand ni comment...
Lorsque je suis partie, mon enthousiasme était voilé d'un soupçon d'appréhension. Pas parce que je partais dans un pays où je ne maîtrisais ni la langue ni les us, non, bizarrement ça je ne m'en souciais pas le moins du monde, parce que sinon j'aurais pris la peine de réviser ma conjugaison et mon vocabulaire plutôt que de regarder des films des années 60. Non cette appréhension était plutôt due aux gens que je laissais derrière moi, à tous mes proches et amis qui allaient poursuivre le cours de leurs existences sans plus que je ne fasse partie de leur quotidien. Ils allaient évoluer, passer à autre chose, changer, et moi j'allais être le témoin impuissant de ces métamorphoses, loin de tous, oubliée, croyant que j'allais rester celle que j'étais et que quand je reviendrais, je serais au même point qu'à mon départ et n'aurais plus aucun repère ni balise, ni dans cette future ville anglaise où il me faudra m'installer, ni chez mes proches retrouvés.
Oui je sais, ça tournait au scénario catastrophe dans ma tête et en plus c'était purement égocentrique. Enfin bon je mets au défi quiconque s'apprête à s'en aller vers l'inconnu pour une durée indéterminée et un retour vers un autre inconnu de penser à la beauté du geste et à son prochain.
Et avec ce premier retour six mois après mon départ, un constat s'impose : j'avais tort.
Mes amis n'ont pas profité de mon absence pour déménager, changer de tête et de personnalité. Ils sont restés eux mêmes. Bien sûr ils ont évolué : certains se sont mariés, d'autres ont changé d'emploi ou en ont trouvé un, mais pas de changement drastique, propre à changer nos rapports, qui fasse qu'on ne rie plus des mêmes choses ou que l'on ne trouve plus rien à se dire. Ma famille elle non plus n'a pas attendu mon départ pour vider ma chambre et la transformer en séjour, puisque ça fait un moment qu'ils l'avaient fait.
Et quant à moi, eh bien mine de rien j'ai changé. Plus que je ne l'imaginais, mais plus aussi je pense que ceux que j'ai laissés. Je ne saurais pas expliquer en détail en quoi j'ai changé, mais parfois j'écoute une conversation, souvent sur un voisin, ou une connaissance d'école, et je me dis qu'avant j'y aurais pris part, mais là elle ne m'intéresse pas, elle me semble à des années lumières de moi. Et tandis que les gens autour parlent, je me fais cette réflexion et prends conscience que je m'éloigne, pas à pas, inévitablement. Partir loin m'a fait me focaliser sur mes priorités, me concentrer sur les gens que je veux garder pour toujours dans mon cœur. Les voisins et les connaissances peuvent aller au diable, ils ne m'intéressent plus.
Ou alors, autre situation. Parfois j'aimerais sortir un mot qui ferait rire pile dans ce contexte. Mais il est en espagnol et ferait rire en Colombie, pas ici, ou alors il faudrait expliquer ce mot, qui bien sûr n'a aucun équivalent en français ou en arabe, alors pourquoi parler. Et en me faisant cette réflexion pendant qu'autour les autres continuent la conversation sans se douter de mon monologue intérieur, je me sens soudainement ailleurs, loin des miens.

Voici donc tout le problème de l'Étranger. Réussir à s'adapter à l'environnement local de telle sorte que l'on cesse d'être traité d'étranger, c'est ce que l'on s'échine à faire, par défi, par facilité aussi pour certains. Combien d'étrangers m'ont dit se sentir Colombiens et envisagent d'y faire leur vie ? Tirer un trait sur le passé et tout recommencer, voilà leur mantra.
Moi je ne veux tirer de trait sur aucun passé. Mon passé c'est ma richesse, et je le cultive, sans pour non plus vouloir tirer un trait sur l'avenir, qui sera un jour un autre joyau de mon trésor. Alors il faut s'adapter, sans pour autant perdre sa spécificité...
Mais à mesure que l'on réussit le tour de force, on s'éloigne de ce qu'on était, et de ceux qui étaient ainsi. Inexorablement, se différencier des siens un peu plus chaque jour ; nager vers le grand large sans savoir si une berge nous attend en face ou si l'on pourra revenir au moins vers notre rivage un jour ; courir le risque de ne plus rencontrer personne qui nous comprenne de manière complète, voici les appréhensions qui m'accompagnent alors que je me prépare une fois de plus à fermer une valise que je n'ai pas défaite depuis fin novembre.
L'avenir nous le dira...